Comme publié dans le Toronto Star

L’horizon économique devait être sombre pour la ministre des Finances Chrystia Freeland alors qu’elle préparait son troisième budget et le septième des libéraux de Justin Trudeau.

Outre les retombées désormais habituelles de la pandémie, l’inflation et les conflits mondiaux qui étaient assurément au cœur de ses préoccupations, elle devait composer avec la probabilité croissante d’une décélération de notre économie et l’exode des investisseurs internationaux vers l’économie propre promise par les États-Unis. Sans oublier la crise du jour, évidemment : l’inquiétude des marchés face aux turbulences du secteur bancaire aux États-Unis et en Europe.

De l’aveu même du budget, « la probabilité d’un atterrissage en douceur est désormais plus faible ».

Les libéraux sont devenus experts dans l’art d’abandonner leurs plans les mieux élaborés pour répondre à la multiplication des crises. Mais leur réponse à la récente tournure des événements est tout sauf conventionnelle.

Selon leurs propres projections, une récession, quoique douce, se pointe à l’horizon.

Les projections de Finances Canada, qui se fondent sur les estimations du secteur privé, tablent sur une diminution de la taille de l’économie au cours des neuf premiers mois de l’année, et sur une croissance de seulement 0,3 % pour toute l’année.

Bref, c’est l’enlisement — sous l’effet d’une économie mondiale défaillante, d’une inflation persistante et d’une forte hausse des taux d’intérêt qui frappe durement les emprunteurs.

Le remède traditionnel consiste à injecter de l’argent dans l’économie sous la forme de fonds de relance.

Certes, ce budget prévoit de nombreuses dépenses — près de 43 milliards de dollars sur six ans, une somme à la hauteur des largesses que nous sommes en droit d’attendre du gouvernement Trudeau, et en particulier de la ministre Freeland.

Mais ces dépenses ne sont pas présentées comme des mesures de relance, ni conçues pour fonctionner de la sorte.

Historiquement, les mesures de relance ciblaient principalement les secteurs de l’infrastructure et de la construction, l’objectif étant de mettre les gens au travail et de leur donner un coup de pouce jusqu’à ce que l’économie rebondisse. Lors de récents ralentissements, les gouvernements ont élargi leur définition des mesures de relance pour y inclure tout ce qui est susceptible de créer des emplois sur-le-champ.

Mais ce n’est pas le cas de ce budget, loin de là. En fait, il passe totalement outre le ralentissement économique qui se profile à l’horizon, concentrant les nouvelles dépenses sur des projets et des ambitions qui n’auront pas un impact majeur sur l’économie, ou sur les émissions, avant plusieurs années.

Cela s’explique en partie par le fait qu’un programme de relance risquerait d’exacerber l’inflation que la ministre Freeland et la Banque du Canada s’efforcent justement de réduire. Cela s’explique aussi par la conviction que le marché de l’emploi est résilient, et qu’il sera peu perturbé par un ralentissement de l’activité.

La principale raison, cependant, est que Mme Freeland a les yeux rivés sur le moyen terme, orientant ses outils fiscaux sur la transition de l’économie canadienne vers un avenir sobre en carbone.

Prônant le réacheminement des chaînes d’approvisionnement vers des pays alliés (« friendshoring ») et la réorientation de vastes pans du secteur privé canadien vers une économie sobre en émissions, Mme Freeland considère manifestement la politique industrielle comme la plus grande innovation de son troisième budget.

C’est un paysage complexe.

Dans sa forme la plus aboutie, la politique industrielle consiste pour le gouvernement à exploiter ses outils afin de créer des possibilités pour le secteur privé au sein des secteurs qu’il juge stratégiquement importants pour l’ensemble de l’économie.

Et c’est bien ce que prévoit ce budget, qui consacre 80 milliards de dollars sur dix ans à un système de crédits d’impôt à l’investissement, de subventions, de financement et de tarification du carbone, afin d’inciter les multinationales à réduire leurs émissions et à produire de l’énergie propre à grande échelle.

La ministre Freeland a déclaré qu’il s’agissait d’une « opportunité historique », et a cité le président américain Joe Biden, qui a parlé d’un « point d’inflexion historique — une opportunité qui ne se présente qu’une fois toutes les cinq ou six générations. »

Ce système comporte néanmoins quelques faiblesses. D’une part, en cas de ralentissement, la capacité d’emprunt et l’appétit d’investissement d’une entreprise risquent de ne pas être à la hauteur des attentes. En effet, Ottawa s’attend à ce que les recettes de l’impôt sur les sociétés diminuent légèrement cette année, sous l’effet de la rentabilité moindre des entreprises confrontées à des taux d’intérêt élevés et à une inflation persistante. D’autre part, le gouvernement est conscient que le Canada a besoin de plus de 100 milliards de dollars d’investissements par an pour assurer la transition énergétique, et que des entreprises vigoureuses et enthousiastes — aux poches bien garnies — sont indispensables pour que cette transition devienne une réalité.

Par contre, le meilleur exemple de politique industrielle en action jusqu’à présent révèle qu’une main légère de la part du gouvernement fédéral ne suffit pas à en faire une réalité. Oui, je parle de la société Volkswagen. On sait qu’Ottawa l’a incitée à construire une nouvelle grande usine de batteries à St-Thomas, en Ontario, mais on ignore toujours le montant de la subvention octroyée au constructeur automobile allemand.

Certes, l’économie mondiale évolue, et elle doit évoluer pour lutter contre les changements climatiques et les tensions géopolitiques. Le Canada explore de nouvelles façons de collaborer avec le secteur privé, s’adapter au changement et renforcer la prospérité du pays à long terme — ce qui est à la fois passionnant et approprié.

Mais nous sommes tenus dans l’ignorance quant à la façon dont une politique gouvernementale axée sur le déblocage de nouvelles formes d’investissement des entreprises aidera l’économie dans son ensemble à rester à flot, malgré l’absence de croissance à court terme. Pas plus que nous ne connaissons le montant des subventions que les libéraux fédéraux sont prêts à débloquer pour ouvrir la voie.

Voilà une politique industrielle bien mal ficelée, qui laisse planer le doute sur les perspectives d’avenir.